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Si ce n’est pas maintenant, ce sera quand ? Les évaluateurs en tant qu’agents de changement en temps de pandémie mondiale*

1 mai 2020

*Traduit par Sana Ben Salem. The English version of the blog post is available here.

Au début des années 1990, Ernest R. House, s’appuyant sur la théorie de la justice de John Rawls, a fait valoir que les évaluateurs doivent agir en tant que porte-paroles ou représentants des pauvres et des impuissants. Cette perspective n’est pas étrangère à House ; il a soutenu pendant de nombreuses années que l’évaluation n’est pas neutre de valeur et qu’elle devrait toujours plaider pour la justice sociale et répondre aux besoins et aux intérêts des personnes vulnérables et défavorisées. Bien qu’elle ait attiré l’attention au début des années 90 et que sa reconnaissance ait été renouvelée ces dernières années, cette approche novatrice a été, et est encore, largement sous-estimée dans la théorie de l’ évaluation et souvent négligée dans la pratique de l’évaluation.

Cependant, tout dans notre monde semble avoir récemment changé radicalement. À la date de publication de ce blog, il y avait environ 3350 000 cas confirmés de personnes infectées et 235 000 décès confirmés en raison de la pandémie mondiale de COVID-19 dans 185 pays et territoires à travers le monde. Près de la moitié de la population mondiale a vécu en situation d’isolement durant ces dernières semaines. Les économies de certains pays industriels les plus riches devraient connaître une récession sans précédent depuis la Grande crise. Le monde, tel que nous le connaissions avant que les premiers cas aient été identifiés fin 2019 à Wuhan, est révolu depuis longtemps. Mais, la pandémie de coronavirus devrait frapper durement les pays en développement de l’hémisphère sud au cours des prochains mois et avoir des conséquences catastrophiques et de long terme dans ces pays pour les années à venir. Les groupes et les personnes défavorisées et vulnérables – dans les pays industrialisés comme dans les pays en développement – seront les plus touchés par cette crise mondiale. La crise mondiale des inégalités sociales et économiques, déjà vertigineuse, est en train de se creuser davantage. Alors que les plus riches ont déjà commencé à bénéficier de la pandémie mondiale, des centaines de millions de personnes ont perdu leur emploi ou le perdront bientôt.

La nécessité de transformer l’évaluation afin d’évaluer une telle transformation, comme Michael Quinn Patton l’a longtemps argumenté et consacré une grande partie de son nouveau livre « Blue Marble Evaluation » à cette question, est maintenant plus impérative que jamais. L’évaluation et les évaluateurs doivent s’adapter rapidement et réagir à ces développements dramatiques et terrifiants. Le rôle de l’évaluation n’a jamais été aussi urgent et vital qu’aujourd’hui. Une évaluation tout aussi essentielle et urgente est celle qui défend, par le biais de l’activisme, les personnes les plus vulnérables et défavorisées qui sont les plus touchées par la pandémie et ses conséquences.

Par activisme, je ne veux pas simplement dire la définition classique et restreinte du terme. Je me focalise sur deux types d’activisme concernant le travail de l’évaluateur et la sphère d’influence. La première notion concerne le rôle de l’évaluateur pendant qu’il conduit une activité d’évaluation et défend les pauvres et les impuissants à travers cette activité. Les arguments en faveur d’une telle approche ont été présentés avec éloquence par House pour la première fois et ont été discutés par plusieurs autres (par exemple, Donna M. Mertens). La deuxième notion, qui, je crois, est souvent négligée, est liée au rôle de l’évaluateur dans l’ensemble où il ou elle plaide en faveur des personnes sous-représentées, opprimées et défavorisées en dehors de l’activité d’évaluation sur laquelle elle travaille actuellement. Ce rôle est aussi vital pour les évaluateurs que la première notion. Après tout, les évaluateurs, dans la plupart des cas, sont des professionnels privilégiés qui sont familiers avec la riche tradition et les outils offerts par le domaine de l’évaluation ; avoir une appréciation générale des preuves et de la pensée évaluative ; s’efforcer de contribuer à un véritable changement social positif et entrer dans le domaine de l’évaluation à partir de plusieurs autres disciplines et domaines d’études tout aussi dynamiques et vigoureux.

Après plusieurs années – et peut-être des décennies – où l’agenda des mouvements populistes malveillants visait à manipuler le grand public dans de nombreux pays et régions pour perdre confiance dans la science, les données et l’opinion des experts, beaucoup de ces mouvements et leurs leaders semblent dans un état de choc momentané, paralysé et incapable de fournir une alternative à ce que la recherche et les outils scientifiques offrent pour répondre à la pandémie. Il existe des signes de regain de confiance du public dans la science, les données et les preuves. Les évaluateurs peuvent – et devraient – s’appuyer sur ces progrès non pas pour obtenir des contrats et avoir plus d’emplois, mais pour faire partie de cet apparent «éveil scientifique».

En tant qu’évaluateurs, nous avons besoin d’étendre notre portée en dehors de la communauté de l’évaluation et ouvrir ou renouveler des canaux de communication solides avec d’autres communautés de pratique scientifiques et domaines d’études. Les évaluateurs et l’évaluation, selon moi, ont une occasion sans précédent de défendre les personnes vulnérables et défavorisées en utilisant la robuste pensée évaluative, les traditions et les outils à notre disposition. Il y a plusieurs façons de le faire. A titre d’exemple :

  • Joignez-vous aux efforts qui montrent actuellement le lien entre la pandémie et le grand problème de la crise climatique.
  • Joignez-vous aux efforts qui plaident pour l’équité dans l’utilisation du vaccin lorsqu’il est développé pour les pauvres et les vulnérables, pas seulement pour ceux qui peuvent se le permettre en premier.
  • Alignons-nous et notre profession, sur le mouvement qui remet en question et enquête sur les politiques gouvernementales même si on ne nous demande pas de le faire officiellement par le biais de la demande de proposition (RFPs) et des Termes de références (TDR).
  • Contribuez aux efforts visant à atteindre les ODD d’ici 2030 et montrez l’impact de la pandémie mondiale sur ces efforts tout en gardant au centre le principe de « ne laisser personne de côté ».

Récemment, le bureau d’évaluation de l’UNFPA et EvalYouth ont lancé la campagne Eval4Action. Cette campagne mondiale vise à a) faire reconnaître le rôle de l’évaluation dans l’accélération de la réponse socio-économique et la reprise après la pandémie de COVID-19, et b) générer des engagements et des actions nationaux, institutionnels et individuels de la part des décideurs, de la communauté de l’évaluation, et d’autres parties prenantes pour développer des systèmes d’évaluation, des capacités et une culture, nationaux plus robustes, en vue de la réalisation des ODD d’ici 2030, en mettant l’accent sur le principe de « ne laisser personne de côté ».

En moins de dix jours depuis son lancement, plus de 50 partenaires ont rejoint la Campagne, y compris des associations d’évaluation, des chapitres d’EvalYouth et d’autres organisations de la société civile, ainsi que plus de 100 personnes. Ce qui m’excite le plus à propos de la Campagne et l’enthousiasme exprimé de la part de nombreux partenaires en très peu de temps sont a) cela montre que la communauté de l’évaluation est impatiente de contribuer de manière significative à un changement positif par des actions, et b) nous avons de nombreux alliés avec lesquels nous ne communiquons pas souvent, mais avec la disponibilité de tels mécanismes de coordination conjoints comme Eval4Action, davantage d’opportunités deviennent disponibles pour réaliser de meilleurs résultats souvent difficiles lorsque nous ne coopérons pas.

Nous sommes une communauté solide et avons beaucoup à offrir au monde en mutation en ce moment crucial de son histoire. Nous devons faire partie de cette transformation afin de contribuer à un monde nouveau et différent, mais aussi plus durable et équitable. Si ce n’est pas maintenant, ce sera quand ?