La voie à sens unique de la production et du partage des connaissances dans le domaine de l’évaluation*
11 mai 2020
*Traduit par Sana Ben Salem. The English version of the blog post is available here.
Un torrent de webinaires sur l’évaluation, des cours en ligne et de réunions communautaires virtuelles ont récemment vu le jour après les blocages du COVID-19. Ces médias sont universellement disponibles pour tous les évaluateurs s’ils ont accès à un ordinateur avec une connexion Internet et, bien sûr, de l’espace et du temps pour regarder et s’engager. Certains des évaluateurs les plus éminents et des principaux experts dans l’évaluation offrent régulièrement des webinaires et des cours en ligne, qui sont disponibles gratuitement dans la plupart des cas. La disponibilité de ces ressources pédagogiques, dispensées par ces experts, est un développement très positif et un pas en avant dans la démocratisation des connaissances dans le domaine de l’évaluation. Malgré cette approche positive et apparemment inclusive, un aspect moins favorable de ces activités est que, souvent, une catégorie plutôt exclusive d’évaluateurs qui les offre.
Les opportunités de partage des connaissances en ligne offertes ou organisées par des associations d’évaluation et d’autres organisations dans les pays du Sud ont tendance à avoir des intervenants des pays du Sud et du Nord (même si avec une surreprésentation perceptible de ces derniers). D’un autre côté, des opportunités similaires offertes par des associations et organisations d’évaluation dans les pays du Nord sont presque exclusivement dominées par des intervenants du Nord – dans la plupart des cas, des hommes blancs. Si les intervenants sont occasionnellement des femmes, issues d’une minorité, ou viennent d’un autre pays que celui où se déroule l’événement, elles sont majoritairement originaires des pays du Nord. Lorsque les intervenants sont des pays du Sud, ils sont souvent d’origine européenne. Il « est aussi rare qu’un merle blanc», d’avoir un intervenant issu d’une minorité ethnique des pays du Sud lors d’un événement en ligne organisé par des associations d’évaluation ou d’autres organisations des pays du Nord.
Cette tendance n’est pas nouvelle, ni rare dans le domaine de l’évaluation, en particulier dans la production et le partage des connaissances académiques. On peut difficilement trouver un livre d’évaluation – et encore moins un livre largement lu – écrit par un évaluateur des pays du Sud. Les revues d’évaluation ne peuvent faire mieux. Un simple coup d’œil à la liste des auteurs dans la plupart des revues d’évaluation (des pays du Nord comme ceux du Sud) manifeste des résultats similaires : les auteurs des pays du Nord dominent presque entièrement les revues d’évaluation. Les évaluateurs des pays du Nord semblent également être surreprésentés dans les comités de rédaction des quelques revues d’évaluation présentes dans les pays du Sud. Et, cette tendance est peut-être encore plus évidente dans les discours liminaires lors des grandes conférences d’évaluation (qu’elles soient organisées dans les pays du Nord ou du Sud). On peut parier à chaque fois que le prochain intervenant principal de toute grande conférence d’évaluation proviendra des pays du Nord.
Je reconnais que ce problème est à la fois profondément enraciné et complexe. On peut avancer que la contribution limitée des évaluateurs des pays du Sud est à blâmer. Mais, s’il est vrai que cette contribution académique est insuffisante pour le moment – et que les évaluateurs dans les pays du Sud sont principalement des consommateurs plutôt que des producteurs de connaissances en matière d’évaluation – une telle contribution est indubitablement engendrée de manière significative par le manque d’opportunités qui leur sont offertes, et non par leur talents, leur volonté de contribuer au progrès scientifique ou à une expérience de terrain considérable.
Cette voie à sens unique de production et de partage des connaissances en évaluation est dangereuse et non durable, mais indique un problème plus important. C’est, à mon avis, un exemple flagrant de racisme voilé. Aucun domaine – y compris l’évaluation – ne peut prétendre à une émancipation totale du racisme et des préjugés, en particulier la discrimination subconsciente et les préjugés inconscients. Ce qui est rassurant dans l’évaluation, c’est que parmi les mêmes évaluateurs et experts de l’évaluation qui ont plus d’accès et de privilèges, des défenseurs les plus ardents de l’inclusion et de l’ouverture et agissent selon leurs croyances. Je le sais parce que j’ai connu une telle inclusion et le soutien de plusieurs experts et leaders en évaluation. Mais je dois souligner que a) tout en bénéficiant personnellement d’un tel soutien, beaucoup d’autres ne l’ont peut-être pas parce que – dans la plupart des cas – ce soutien est le résultat d’une initiative individuelle de ces leaders, et b) il est crucial que la communauté en tant qu’ensemble (y compris ses institutions et structures) soit plus inclusive et consciente de sa discrimination subconsciente et pas seulement ses leaders visionnaires.
La communauté mondiale de l’évaluation – Nord et Sud – a la responsabilité éthique (et l’intérêt direct) d’accorder une plus grande attention à son caractère inclusif et ouvert. Le domaine de l’évaluation devrait être parmi les principaux domaines de lutte contre ces convictions et pratiques. Il est temps que le domaine embrasse et nourrit systématiquement des perspectives, des pensées et des expériences qui ont longtemps été négligées. Ces contributions ont le potentiel de transformer notre domaine et ses dynamiques et ses réalisations. Je crois que l’une des principales raisons derrière le succès d’EvalYouth et de son réseau mére, EvalPartners, est sa capacité constante à transcender les clivages des pays Sud et Nord et à offrir une plateforme pour les évaluateurs passionnés pour partager leurs contributions avec la communauté élargie, afin de grandir et se développer.
La disponibilité récente d’opportunités de partage des connaissances en ligne, associée à l’annulation ou à la suspension de la plupart des conférences et événements d’évaluation en face à face, présente une opportunité de courte durée, mais indispensable. Bien que les conférences et les revues n’aient pas été aussi diverses qu’elles le devraient, les possibilités d’apprentissage en ligne ont le potentiel de fournir une plateforme pour les évaluateurs qui n’en avaient pas auparavant. Dans notre société (et communauté d’évaluation) de plus en plus diversifiée et multiculturelle, il est plus impératif que jamais que les évaluateurs reflètent cette diversité à travers de telles plateformes éducatives avant qu’il ne soit trop tard.