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La promesse non-tenue de la promotion de la culture de l’évaluation par les VOPE : le cas de la région MENA*

13 juin 2020

*Traduit par Sana Ben Salem. The English version of the blog post is available here.

Depuis sa création en 2011, le Réseau de l’évaluation du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (EvalMENA) a organisé huit conférences régionales d’évaluation. Quelque 750 évaluateurs, universitaires, professionnels à but non lucratif, législateurs et décideurs politiques de toute la région et au-delà ont assisté à ces conférences au cours des neuf dernières années. La plupart des experts évaluateurs de la région connaissent le Réseau.

Au cas où un évaluateur de la région n’aurait pas assisté à l’une des conférences annuelles du Réseau, il y a de fortes chances qu’il soit membre de sa longue et plutôt dynamique liste de diffusion. De plus, alors que seulement deux organisations volontaires nationales pour l’évaluation professionnelle (VOPE) ont été établies avant le lancement d’EvalMENA (Maroc et Égypte), cinq VOPE nationales ont été fondées après sa création (Palestine, Jordanie, Tunisie, Algérie, Liban, et la deuxième VOPE d’Égypte).

D’autres VOPE existent dans d’autres pays (Soudan et Mauritanie). Depuis cette date, Toutes les VOPE nationales ont rejoint EvalMENA et constituent, désormais, ses membres officiels. Le Réseau a également été bien représenté dans les structures d’évaluation globales. À savoir, les représentants d’EvalMENA siègent aux conseils d’administration de l’Organisation internationale pour la coopération en évaluation (OICE), d’EvalPartners et de l’Association internationale de l’évaluation du développement (IDEAS).

Malgré ces réalisations, très peu en dehors des cercles d’évaluation connaissent le Réseau, sa mission et son rôle dans la société en général. Ce manque de sensibilisation n’est pas injustifié ; Au cours de la dernière décennie, EvalMENA a principalement ciblé ses membres, ses affiliés et ses adeptes, mais le Réseau ne parvient pas à se connecter avec la communauté dans son ensemble par la sensibilisation et le plaidoyer.

En plus de fournir un espace intellectuel et une occasion à leurs membres d’apprendre, d’échanger et de partager des opportunités entre eux, la plupart des VOPE régionales (et nationales), y compris EvalMENA, ont fait de la promotion de la culture de l’évaluation un objectif clé pour elles-mêmes. L’amélioration et la promotion de la culture de l’évaluation peuvent être comprises à trois niveaux :

1.      L’évaluateur et le niveau de la communauté de l’évaluation: créer un cadre d’évaluateurs compétents, engagés et motivés qui plaident pour l’évaluation et son rôle dans leurs organisations et leur sphère d’influence en général.

2.      Le niveau organisationnel : améliorer la reconnaissance, la demande et l’utilisation de l’évaluation au sein des organisations et des institutions pour plaider en faveur de l’élaboration de politiques fondées sur des données probantes (ou du moins des politiques éclairées par les données probantes).

3.      Niveau de la société : sensibilisation à l’évaluation et à sa valeur ajoutée pour une meilleure appréciation et demande de l’évaluation par les citoyens et la contribution au renforcement de la transparence, de la redevabilité et de la culture d’apprentissage parmi le grand public.

EvalMENA a principalement travaillé sur le premier niveau et, dans une moindre mesure, sur le deuxième niveau. Pour le troisième niveau, près d’une décennie s’est écoulée sans réalisation notable. Un exemple typique, le Réseau a été créé la même année durant laquelle il a témoin de l’étincelle des révolutions du printemps arabe. Néanmoins, à ma connaissance, EvalMENA n’a mis en œuvre aucune activité – en solidarité avec ces mouvements sociaux et les exigences de changement démocratique, depuis lors, et n’a même pas fait une déclaration publique à cet égard, comme on l’observe dans le cas des VOPE dans d’autres pays et régions (par exemple, AAE, SCE et SEE).

Il faut souligner que la plupart des spécialistes de l’évaluation qui ont examiné la culture de l’évaluation se concentrent presque entièrement sur le niveau de l’organisation/institution (et dans une moindre mesure, sur le niveau de l’évaluateur/communauté d’évaluation). Ils considèrent trop rarement le troisième niveau, c’est-à-dire, le niveau de la société – et rien que le concept des « sociétés de l’expérimentation » de Donald Campbell. Voir, par exemple, Chelimsky, E. (1997), Owen, MJ (2003), Mayne, J. (2008), Mayne, J. (2010), Mayne, J et Rist, R. (2006), Hanwright, J. et Makinson, S. (2008), Tudawe, PI et Samranayake, MR (2008), Jacob et al. (2015), et Dahler-Larsen, P. et Boodhoo, A. (2019). Cette lacune dans la littérature sur le rôle de l’évaluateur dans la promotion de la culture de l’évaluation au niveau de la société découle, à mon avis, de la perspective étroite à travers laquelle la plupart des spécialistes de l’évaluation conçoivent le rôle de l’évaluateur. Souvent, ils sous-estiment, négligent et rejettent de reconnaître le rôle crucial des évaluateurs en tant que défenseurs et activistes. Une discussion plus détaillée sur ce sujet peut être trouvée dans ce billet de blog précédent.

Pour revenir aux VOPE, toutefois, cette lacune, je pense, n’est pas un phénomène spécifique à EvalMENA. A ma connaissance, cela s’applique à plusieurs autres VOPE. J’ai observé des tendances remarquablement semblables dans de nombreuses autres VOPE dont j’ai pris connaissance à travers le bénévolat avec EvalPartners, OICE et EvalYouth au cours des dernières années. La littérature et les faits anecdotiques indiquent également des expériences analogues ou comparables (voir, par exemple, Organisations volontaires pour l’évaluation professionnelle (VOPE) : Apprendre de l’Afrique, des Amériques, de l’Asie, de l’Australasie, de l’Europe et du Moyen-Orient).

Je me concentre sur EvalMENA car c’est le réseau que je connais le mieux et dans lequel j’ai une expérience concrète. J’ai rejoint le Réseau peu de temps après sa création à son troisième membre officiel des VOPE, l’Association Palestinienne d’Evaluation (APE), qui a été la première VOPE nationale nouvellement créée à se joindre au Réseau après son lancement. Depuis lors, j’ai siégé à son conseil d’administration pendant trois ans, aidé à organiser la plupart de ses conférences annuelles et conçu et mis en œuvre bon nombre de ses projets.

Il y a plusieurs raisons pour lesquelles je pense que nous n’avons pas réussi jusqu’à présent à atteindre l’un de nos objectifs clés :

Premièrement, EvalMENA, comme dans le cas de plusieurs autres VOPE régionales sous-financées, dépend fortement d’une poignée de bénévoles surchargés de travail. Alors que la base de bénévoles s’est développée ces dernières années pour inclure des jeunes évaluateurs émergents de plusieurs pays de la région, un nombre limité de fondateurs du réseau dominent toujours les processus critiques de prise de décision. La contribution des jeunes évaluateurs était la plus visible lors de la dernière conférence EvalMENA – EvalMENA2020 – qui était jusqu’à présent l’une des conférences les plus diversifiées en termes de profils des participants et de sujets. Les présidents des VOPE nationales constituent le Conseil d’Administration d’EvalMENA, qui est principalement inactif. La contribution des jeunes évaluateurs et bénévoles se limite principalement à l’organisation des conférences exigeantes et à forte intensité de main-d’œuvre. Ils n’ont presque pas leur mot à dire sur les mécanismes critiques de prise de décision – par exemple, l’inscription au réseau et sa structure de gouvernance, les modalités d’adhésion, la programmation au-delà des conférences annuelles et les orientations stratégiques globales du réseau sont parmi les questions critiques du même ordre.

Deuxièmement, EvalMENA n’a mis en œuvre qu’une poignée de projets au cours des neuf dernières années. Son objectif principal a été presque exclusivement d’organiser la conférence régionale annuelle. La conférence présente une plateforme unique pour les évaluateurs et les «parties prenantes non classiques» (par exemple, les décideurs politiques et les législateurs) pour discuter et convenir des moyens, des stratégies et des interventions potentielles pour soutenir EvalMENA et l’effort national des VOPE dans la promotion de la culture de l’évaluation au niveau national. Néanmoins, les VOPE nationales mettent rarement en œuvre des activités sur le terrain avec les partenaires nationaux potentiels au-delà de la conférence. Dans la plupart des cas, les leaders des VOPE et les décideurs politiques/législateurs qui se réunissent lors d’une conférence EvalMENA ne se réunissent à nouveau que lors de la prochaine conférence avec peu ou pas de coordination pendant la période entre les deux conférences.

Troisièmement, les quelques projets que le Réseau a mis en œuvre ont tous été financés par des donateurs externes (souvent, OING), acheminés via l’un des programmes de l’OICE ou d’EvalPartners, principalement, le programme de soutien par les pairs. Aucune autre activité majeure – à l’exception de l’école d’hiver pour les jeunes évaluateurs émergents (organisée par le chapitre EvalYouth MENA et le Bureau Régional des Pays Arabes du Fonds des Nations Unies pour la population (FNUAP) en 2019) – n’a été mise en œuvre par EvalMENA au-delà des conférences annuelles et des projets financés par l’OICE ou EvalPartners. De plus, toutes les conférences précédentes – à l’exception de la dernière (EvalMENA2020) – étaient entièrement financées par des donateurs externes et n’incluaient pas de frais de participation. Cette dépendance financière, couplée à l’absence d’un système de cotisation individuelle et d’adhésion à la VOPE, a contribué à créer un réseau qui dépend entièrement de financements externes et, inévitablement, fortement tributaires de l’aide des donateurs dans sa programmation et ses interventions. Étant donné que les donateurs n’incluent pas la promotion de la culture de l’évaluation comme objectif central dans leur appel à propositions, les VOPE ne conçoivent pas d’interventions qui incorporent cet objectif. Les structures de financement de l’OICE et d’EvalPartners n’incluent généralement pas explicitement la promotion de la culture de l’évaluation en tant qu’objectif et se concentrent plutôt sur une approche descendante de « renforcer les systèmes nationaux d’évaluation /de S&E ».

Enfin : EvalMENA – et en fait la plupart des VOPE nationales de la région – souffrent d’une implication et d’une initiative limitées des évaluateurs au-delà de quelques fondateurs et bénévoles très actifs dans le cas d’EvalMENA et principalement des membres du conseil d’administration dans le cas des VOPE nationales. EvalMENA et tous ses VOPE nationales membres n’ont pas de groupes de discussion thématique (GDT), comme dans le cas des autres VOPE.

Je crois que le faible niveau d’engagement et d’initiative des membres est dû au manque de sentiment d’appartenance communautaire – car ils ne paient pas de cotisation et n’élisent pas les membres du Conseil – et parce qu’ils ne peuvent pas rejoindre des groupes de discussion thématique spécifiques où leur voix peut être entendu. Bien que plusieurs tentatives d’établissement de (GDT) aient été faites au cours des années précédentes, elles n’ont pas été maintenues en raison du manque d’engagement bénévole, même si, à mon avis, elles ont échoué en raison du manque de suivi de la part des leaders d’EvalMENA.

La structure de gouvernance rudimentaire de la VOPE régionale, les faibles VOPE nationales, la dépendance à l’égard des financements externes et la participation limitée des évaluateurs individuels aux VOPE nationales et régionales sont parmi les principaux facteurs contribuant au faible rôle de plaidoyer d’EvalMENA et de ses VOPE nationales membres. Pris conjointement, ces facteurs contribuent également à l’incapacité de ces VOPE à réaliser des progrès dans la promotion de la culture de l’évaluation dans leurs pays et dans la région en général.

Les associations d’évaluation qui n’investissent pas dans la promotion de la culture de l’évaluation au sein de leurs sociétés – tout en se concentrant uniquement sur les intérêts professionnels de leurs membres – ne réalisent pas leur potentiel et constituent un fardeau pour les sociétés qui les accueillent. Elles aggravent la situation délicate des inégalités toxiques dont souffrent ces sociétés en se concentrant sur les intérêts étroits de quelques membres privilégiés. Par conséquent, une évaluation axée sur l’utilisation des réalisations, des lacunes, du rôle, des objectifs, de la gouvernance et de l’orientation stratégique des VOPE nationales et d’EvalMENA est nécessaire si elles ont l’intention de modifier le statu quo et de garantir leur pertinence et leur utilité en tant qu’agents de changement véritables et efficaces dans leurs pays et dans la région.